Un mot sur La Mère coupable.

Pendant ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette pièce, uniquement pour prévenir l’abus d’une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la volée pendant les représentations. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d’être froissés par les agents de la Terreur, s’ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols (car alors tout était péril), se crurent obligés de les défigurer, d’altérer même leur langage, et de mutiler plusieurs scènes.

Honorablement rappelé dans ma patrie, après quatre années d’infortune, et la pièce étant désirée par les anciens acteurs du Théâtre-Français, dont on connaît les grands talents, je la restitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j’avoue.

Parmi les vues de ces artistes, j’approuve celle de présenter, en trois séances consécutives, tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premières époques ne semblent pas, dans leur gaieté légère, offrir de rapport bien sensible avec la profonde et touchante moralité de la dernière ; mais elles ont, dans le plan de l’auteur, une connexion intime, propre à verser le plus vif intérêt sur les représentations de la Mère coupable.

J’ai donc pensé, avec les comédiens, que nous pouvions dire au public : Après avoir bien ri, le premier jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelle est à peu près celle de tous les hommes ;

Après avoir, le second jour, gaiement considéré, dans la Folle Journée, les fautes de son âge viril, et qui sont trop souvent les nôtres.

Venez vous convaincre avec nous, par le tableau de sa vieillesse, et voyant la Mère coupable, que tout homme qui n’est pas né un épouvantable méchant finit toujours par être bon, quand l’âge des passions s’éloigne, et surtout quand il a goûté le bonheur si doux d’être père ! C’est le but moral de la pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ces détails feront ressortir.

Et moi, l’auteur, j’ajoute ceci : Venez juger la Mère coupable, avec le bon esprit qui l’a fait composer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, au pieux repentir de cette femme infortunée ; si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-les couler doucement. Les larmes qu’on verse au théâtre, sur des maux simulés qui ne font pas le mal de la réalité cruelle, sont bien douces. On est meilleur quand on se sent pleurer : on se trouve si bon après la compassion !

Auprès de ce tableau touchant si j’ai mis sous vos yeux le machinateur, l’homme affreux qui tourmente aujourd’hui cette malheureuse famille, ah ! je vous jure que je l’ai vu agir ; je n’aurais pas pu l’inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion : aussi, de toute la famille d’Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile ! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de la probité, possède l’art profond de s’attirer la respectueuse confiance de la famille entière qu’il dépouille. C’est celui-là qu’il fallait démasquer. C’est pour vous garantir des piéges de ces monstres (et il en existe partout) que j’ai traduit sévèrement celui-ci sur la scène française. Pardonnez-le-moi en faveur de sa punition, qui fait la clôture de la pièce. Ce cinquième acte m’a coûté ; mais je me serais cru plus méchant que Bégearss si je l’avais laissé jouir du moindre fruit de ses atrocités, si je ne vous eusse calmés après des alarmes si vives.

Peut-être ai-je attendu trop tard pour achever cet ouvrage terrible qui me consumait la poitrine, et devait être écrit dans la force de l’âge. Il m’a tourmenté bien longtemps ! Mes deux comédies espagnoles ne furent faites que pour le préparer. Depuis, en vieillissant, j’hésitais de m’en occuper : je craignais de manquer de force, et peut-être n’en avais-je plus à l’époque où je l’ai tenté ! mais enfin, je l’ai composé dans une intention droite et pure, avec la tête froide d’un homme et le cœur brûlant d’une femme, comme on a dit que J.-J. Rousseau écrivait. J’ai remarqué que cet ensemble, cet hermaphrodisme moral, est moins rare qu’on ne le croit.

Au reste, sans tenir à nul parti, à nulle secte, la Mère coupable est un tableau des peines intérieures qui divisent bien des familles ; peines auxquelles malheureusement le divorce, très bon d’ailleurs, ne remédie point. Quoi qu’on fasse, il déchire ces plaies secrètes, au lieu de les cicatriser. Le sentiment de la paternité, la bonté du cœur, l’indulgence, en sont les uniques remèdes. Voilà ce que j’ai voulu peindre et graver dans tous les esprits.

Les hommes de lettres qui se sont voués au théâtre, en examinant cette pièce, pourront y démêler une intrigue de comédie, fondue dans le pathétique d’un drame. Ce dernier genre, trop dédaigné de quelques juges prévenus ne leur paraissait pas de force à comporter ces deux éléments réunis. L’intrigue, disaient-ils, est le propre des sujets gais, c’est le nerf de la comédie ; on adapte le pathétique à la marche simple du drame, pour en soutenir la faiblesse. Mais ces principes hasardés s’évanouissent à l’application, comme on peut s’en convaincre en s’exerçant dans les deux genres. L’exécution plus ou moins bonne assigne à chacun son mérite, et le mélange heureux de ces deux moyens dramatiques, employés avec art, peut produire un très grand effet. Voici comment je l’ai tenté :

Sur des événements antécédents connus (et c’est un fort grand avantage) j’ai fait en sorte qu’un drame intéressant existât aujourd’hui entre le comte Almaviva, la comtesse, et les deux enfants. Si j’avais reporté la pièce à l’âge inconsistant où les fautes se sont commises, voici ce qui fût arrivé :

D’abord le drame eût dû s’appeler, non la Mère coupable, mais l’Épouse infidèle, ou les Époux coupables. Ce n’était déjà plus le même genre d’intérêt ; il eût fallu y faire entrer des intrigues d’amour, des jalousies, du désordre, que sais-je ? de tout autres événements : et la moralité que je voulais faire sortir d’un manquement si grave aux devoirs de l’épouse honnête, cette moralité, perdue, enveloppée dans les fougues de l’âge, n’aurait pas été aperçue.

Mais ici c’est vingt ans après que les fautes sont consommées, c’est quand les passions sont usées, c’est quand leurs objets n’existent plus, que les conséquences d’un désordre presque oublié viennent peser sur l’établissement et sur le sort de deux enfants malheureux qui les ont toutes ignorées, et qui n’en sont pas moins les victimes. C’est de ces circonstances graves que la moralité tire toute sa force, et devient le préservatif des jeunes personnes bien nées, qui, lisant peu dans l’avenir, sont beaucoup plus près du danger de se voir égarées que de celui d’être vicieuses. Voilà sur quoi porte mon drame.

Puis, opposant au scélérat notre pénétrant Figaro, vieux serviteur très attaché, le seul être que le fripon n’a pu tromper dans la maison, l’intrigue qui se noue entre eux s’établit sous cet autre aspect.

Le scélérat, inquiet, se dit : En vain j’ai le secret de tout le monde ici, en vain je me vois près de le tourner à mon profit ; si je ne parviens pas à faire chasser ce valet, il pourra m’arriver malheur !

D’autre côté, j’entends le Figaro se dire : Si je ne réussis à dépister ce monstre, à lui faire tomber le masque, la fortune, l’honneur, le bonheur de cette maison, tout est perdu. La Suzanne, jetée entre ces deux lutteurs, n’est ici qu’un souple instrument dont chacun entend se servir pour hâter la chute de l’autre.

Ainsi, la comédie d’intrigue, soutenant la curiosité, marche tout au travers du drame, dont elle renforce l’action sans en diviser l’intérêt, qui se porte tout entier sur la mère. Les deux enfants, aux yeux du spectateur, ne courent aucun danger réel. On voit bien qu’ils s’épouseront; si le scélérat est chassé ; car ce qu’il y a de mieux établi dans l’ouvrage, c’est qu’ils ne sont parents à nul degré, qu’ils sont étrangers l’un à l’autre ; ce que savent fort bien, dans le secret du cœur, le comte, la comtesse, le scélérat, Suzanne et Figaro, tous instruits des événements ; sans compter le public qui assiste à la pièce, et à qui nous n’avons rien caché.

Tout l’art de l’hypocrite, en déchirant le cœur du père et de la mère, consiste à effrayer les jeunes gens, à les arracher l’un à l’autre, en leur faisant croire à chacun qu’ils sont enfants du même père : c’est là le fond de son intrigue. Ainsi marche le double plan que l’on peut appeler complexe.

Une telle action dramatique peut s’appliquer à tous les temps, à tous les lieux où les grands traits de la nature, et tous ceux qui caractérisent le cœur de l’homme et ses secrets, ne seront pas trop méconnus.

Diderot, comparant les ouvrages de Richardson avec tous ces romans que nous nommons l’histoire, s’écrie, dans son enthousiasme pour cet auteur juste et profond : Peintre du cœur humain ! c’est toi seul qui ne mens jamais ! Quel mot sublime ! Et moi aussi j’essaye encore d’être peintre du cœur humain ! mais ma palette est desséchée par l’âge et les contradictions. La Mère coupable a dû s’en ressentir.

Que si ma faible exécution nuit à l’intérêt de mon plan, le principe que j’ai posé n’en a pas moins toute sa justesse ! Un tel essai peut inspirer le dessein d’en offrir de plus fortement concertés. Qu’un homme de feu l’entreprenne, en y mêlant, d’un crayon hardi, l’intrigue avec le pathétique : qu’il broie et fonde savamment les vives couleurs de chacun ; qu’il nous peigne à grands traits l’homme vivant en société, son état, ses passions, ses vices, ses vertus, ses fautes et ses malheurs, avec la vérité frappante que l’exagération même, qui fait briller les autres genres, ne permet pas toujours de rendre aussi fidèlement : touchés, intéressés, instruits, nous ne dirons plus que le drame est un genre décoloré, né de l’impuissance de produire une tragédie ou une comédie. L’art aura pris un noble essor, il aura fait encore un pas.

Ô mes concitoyens, vous à qui j’offre cet essai, s’il vous paraît faible ou manqué, critiquez-le, mais sans m’injurier. Lorsque je fis mes autres pièces, on m’outragea longtemps pour avoir osé mettre au théâtre ce jeune Figaro, que vous avez aimé depuis. J’étais jeune aussi, j’en riais. En vieillissant, l’esprit s’attriste, le caractère se rembrunit. J’ai beau faire, je ne ris plus quand un méchant ou un fripon insulte à ma personne, à l’occasion de mes ouvrages : on n’est pas maître de cela.

Critiquez la pièce : fort bien. Si l’auteur est trop vieux pour en tirer du fruit, votre leçon peut profiter à d’autres. L’injure ne profite à personne, et même elle n’est pas de bon goût. On peut offrir cette remarque à une nation renommée par son ancienne politesse, qui la faisait servir de modèle en ce point, comme elle est encore aujourd’hui celui de la haute vaillance.